Le Lambeau

Philippe Lançon

Gallimard

  • Conseillé par (Libraire)
    18 novembre 2018

    La lecture du début de la présentation du livre ne m’avait pas du tout donné envie de l’ouvrir. C’est la sollicitation d’une proche de ma famille qui m’a incité à y jeter un regard. Et je ne l’ai plus lâché.
    Philippe Lançon était dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 quand deux hommes armés ont tiré sur les journalistes. En deux minutes, douze personnes ont été tuées. Philippe Lançon a été grièvement blessé aux bras et, surtout, au visage, sans même avoir le le temps de réaliser ce qui se passait : "il m’était encore impossible de déterminer la nature de la chose". Dans les instants qui suivent la tuerie, comme dédoublé, "l’homme d’avant" se demande : "Mais étais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ?" Il essaie de comprendre ce qui est arrivé . Une chose est sûre "Bernard est mort, m’a dit celui que j’étais, et j’ai répondu, oui, il est mort". Il y a un avant et un après, une césure implacable, deux histoires et deux mondes. Et "Celui que je devenais a voulu pleurer, mais celui qui n’était pas tout à fait mort l’en a empêché. Il a dit : "Ils sont partis, maintenant il faut se relever."" Et Philippe Lançon s’est relevé.
    Il a effectué un long parcours médical, été hospitalisé des mois à la Salpêtrière, puis aux Invalides, a subi de nombreuses interventions chirurgicales pour reconstituer sa mâchoire inférieure et retrouver la parole. Dans les trois quarts du livre, il raconte avec pudeur son quotidien d’hospitalisé surveillé jour et nuit par deux policiers armés, les interventions au bloc, les soins, la vie du service, les relations avec les soignants -dont Chloé, "ma chirurgienne", les autres hospitalisés, les bruits, les odeurs, les perfusions qui l’ont nourri tant que sa mâchoire n’était pas restaurée. Et la compagnie de sa compagne Gabriela, de son frère, de ses amis qui peuplent sa solitude qu’occupent aussi les morts, "je parlais aux morts plus qu’aux vivants".
    Pour rester du côté des vivants, Philippe Lançon s’est créé des rituels : lire et relire la mort de la grand-mère dans "La recherche" de Proust, écouter diverses interprétations des préludes de Bach, lire et relire ses auteurs préférés, et dès que cela a été possible, aller au théâtre, au concert. La fréquentation de l’art l’a aidé à vivre et à supporter la souffrance, "pas question de m’agiter ou de me plaindre en présence de Bach".

    "Le lambeau" est un hommage à l’hôpital public, aux soignants, à Chloé sa chirurgienne, à leur entêtement à le réparer, à un monde, finalement, où sans jouer au héros, on met tout en œuvre pour soigner les vivants. Philippe Lançon écrit ce qu’il a vécu dans une langue superbe, précise, puissamment évocatrice.
    Je dois avouer qu’il m’a fallu attendre d’avoir lu le chapitre hallucinant où il raconte l’attentat pour saisir toute la grandeur du récit et pour faire avec lui, à ma mesure, le chemin qui l’a mené à son retour dans le monde normal, le chemin qui l’a fait quitter le monde des morts et préférer le monde des vivants. Le lisant, j’ai pu entrer dans cet événement d’une violence glaçante, inimaginable, suivre son chemin pour s’en éloigner et la mettre définitivement à distance. Souvent, très souvent, j’ai été fasciné par cet homme qui a connu une telle violence, vécu cette souffrance physique et de la perte de ses camarades, qui à aucun moment n’a eu une parole de haine, ni une plainte, qui ne s’est jamais effondré en larmes. Son absence de haine m’a touché et ému. Son récit m’a bouleversé, en témoigne cette note de lecture que je rédige plus d’un mois après avoir terminé ma lecture. Je crois pouvoir dire que j’ai été enrichi de son humanité.


  • Conseillé par
    5 novembre 2018

    Guérison, Hôpital

    C’est sur les conseils avisées d’une amie, après son coup de cœur de l’été, que je me décide à ouvrir ce livre dont le titre m’a parfois dérangé.

    À l’instar des parents de Philippe (permettez que je vous appelle Philippe ?) qui n’ont jamais lu Charlie Hebdo, je n’ai pas souvenir d’avoir lu un quelconque article de Philippe.

    Je savais à quoi m’attendre, mais, contrairement à Dante, je n’avais pas abandonné tout espoir en entrant dans ces pages.

    Rapidement : Philippe est journaliste à Charlie Hebdo et se rend, ce mercredi 7 janvier à la réunion hebdomadaire. Malheureusement, deux terroristes s’y rendent aussi. Philippe est touché à la mâchoire et aux bras.

    De ses cicatrices aux bras et aux mains, il ne dit pas grand chose, si ce n’est que régulièrement, les femmes de son entourage le massent.

    En revanche, le récit de ses 3 mois de réparation de gueule-cassée constitue la matière principale du livre.

    J’ai retrouvé cette sensation, après un choc, qui fait que l’on n’est ni dans ce monde ni vraiment ailleurs et qui nous fait chercher désespérément un objet dans le chaos comme si notre vie en dépendait. L’esprit humain réagit ainsi face à la catastrophe, pour se protéger. L’auteur parle de temps interrompu, qui peut durer des semaines et des mois.

    L’auteur a su me rendre sensible le cocon qui se créé dans sa chambre d’hôpital qui devient un lieu à part, loin du tumulte du monde.

    Un bel hommage rendu aux soignants, chirurgien comme aide-soignants, mais aussi policiers qui l’accompagnent chacun à leur façon, dans cette reconstruction qui ne dépend pas de lui.

    J’ai tout de même été étonnée par le nombres de passage au bloc : tous les 5 jours avec anesthésie générale à chaque fois, moi qui mets une semaine à me remettre d’une telle anesthésie, avec nausées et j’en passe.

    J’ai aimé les citations du Capitaine Haddock qui lui reviennent en mémoire, et qui côtoient celles de Kafka et de Proust.

    J’ai aimé que le patient se serve littéralement de la littérature puis de l’art pour revenir dans la vie.

    J’ai été en revanche déçue qu’il ne parle pas plus de son parcours avec sa psy, comme le laissait évoquer le début du roman.

    De longues phrases qui m’ont maintenue sous le charme tout au long de ma lecture, créant à leur tour un cocon d’où il m’était difficile de m’extraire pour revenir à la vraie vie.

    L’image que je retiendrai :

    Celle des lieux chargés d’histoire dans lesquels séjourne Philippe : La Salpêtrière et bien sûr les Invalides.

    Quelques citations (mais il y en aurait tellement….) :

    Pascal : « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester au repos dans une chambre." (p.133)

    "Celles de la Salpêtrière me rappelaient à quel point la salle de bain est le lieu de toutes les hontes et de quelques découvertes." (p.235)

    "J’ai senti de nouveau, mais avec une force inédite, qu’on mourait un nombre incalculable de fois dans une vie, des petites morts qui nous laissaient là, debout, pétrifiés, survivants." (p.237)

    "Oui, c’est comme ça" (p.269 et alii)

    "La maladie n’est pas une métaphore, elle est la vie même." (p.414)

    "Les chirurgiens pensent et disent certaines choses. Nous sommes là pour les surprendre." (p.496)

    À propos de sa rencontre avec Houellebecq : "Il m’a regardé fixement et il a dit cette parole de Matthieu : « Et ce sont les violents qui l’emportent. »" (p.502)

    https://alexmotamots.fr/le-lambeau-philippe-lancon/