Jean T.

https://lecturesdereves.wordpress.com/

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Conseillé par (Libraire)
12 février 2018

Entre 2000 et 2004, François Garde était administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises. Pendant cette période, il s’est rendu une dizaine de fois à Kerguelen. Il en a gardé la nostalgie et y est retourné en 2015 pour une expédition de trois semaines. Avec trois compagnons, il traverse cette île déserte qui n’a rien d’un paradis. Le climat y est rude, l’île est généralement ventée et souvent sous la pluie. Il y a a peu de végétation -"le nuancier des Kerguelen est assez pauvre", les plaines sont de graviers, il n’y a pas d’arbres, seuls des animaux marins y vivent, aucune activité économique n’y est possible. Il n’y a pas de "pont, route, pylône, chalet d’alpage…" Elle est isolée, "le bateau [le Marion Dufresne] y effectue quatre rotations par an", la terre la plus proche est l’île de la Réunion à 3000 km. L’île est-elle belle ? "Ici, je ne vois pas la beauté, mais la force". Elle confronte les hommes à leurs limites.
François Garde est sensible à cette île qui agit sur lui "comme un aimant" et qui n’a pas changé depuis que l’archipel fut découvert en février 1772 par Yves Joseph de Kerguelen : "je vois exactement ce qu’il a vu. Où dans le monde puis-je avoir cette sensation de regarder par-dessus l’épaule d’un officier de Louis XV et de voir avec ses yeux". Car l’île est française comme le rappellent les noms de lieux : cabane du Portillon, vallée des Sables, Port-aux-Français, baie d’Audierne, vallée des Contacts, Base d’Armor, plaine de la Clarée… Pour lui "Il faut penser la France comme une discontinuité. Ceux qui n’en sont pas capables et se limitent à un hexagone ne connaissent pas leur pays".
Traverser cette île est périlleux et difficile, il y a le poids du sac, la tente prévue pour trois personnes qui va abriter les quatre marcheurs, le ravitaillement de plusieurs jours qu’il faut porter, les cabanes qu’il ne faut pas manquer, où se trouvent des réserves alimentaires dont "le coût [est] sans commune mesure avec leur valeur marchande, un trésor inestimable", l’attention constante qu’il faut avoir pour éviter tout accident dans ces paysages inviolés où tout secours est extrêmement compliqué ou impossible. Dans cette solitude, les marcheurs doivent faire preuve d’une camaraderie sans faille : "Une altercation, une invective, même une maladresse suivie d’une bouderie rendraient plus complexes et plus pesantes les relations entre nous. La concorde qui règne dans le groupe ne tombe pas du ciel, elle se reconstruit et se vérifie chaque jour par ces délicatesses, ces attentions un peu surannées".
Mais les lieux sont sublimes, les paysages immenses, qui leur donnent "le sentiment de notre petitesse" et qui produisent "à force un sentiment hypnotique".
Ce récit n’est pas un topo-guide, c’est un journal dans lequel le marcheur consigne de façon éclectique des observations, des sentiments, des émerveillements, des craintes, des difficultés, son obstination à mener l’aventure à son terme, son souci de ses camarades de marche. Sa valeur est liée à la sensibilité de François Garde, amateur de musique et de poésie.
"Chaque voyage est une île, où le voyageur est seul".

Grand prix des lectrices Elle - Policier

Liana Levi

Conseillé par (Libraire)
10 février 2018

"Les chemins de la haine" est une plongée écoeurante dans des endroits pas bien famés d’une petite ville de la côte est de l’Angleterre, Perterborough, non loin de Cambridge. L’inspecteur Zigic et le sergent Ferreira mènent l’enquête sur le meurtre de Jaan Stepulov, un estonien en situation irrégulière. Il a péri dans l’incendie volontaire d’un abri de jardin. Au début, tout accuse le couple des Barlow, les propriétaires de la maison, qui louaient certainement l’abri de jardin à l’immigré. Mais l’affaire va vite se compliquer. Car l’homme s’est battu dans le pub local tenu par un indic et souteneur qui connaît peut-être le coupable. Lequel pourrait être le marchand de sommeil à qui il a cassé la poignet ? Ou cet incendiaire qui vient de purger cinq ans de prison ? Ou un entrepreneur qui utilise une main‑d’oeuvre au black, choisie parmi des clandestins qu’il réduit en esclavage ? Ou cette jeune servante du pub qui habite dans un appartement qu’elle n’a pourtant les moyens de se payer et qui connaît Stepulov Et si le corps carbonisé n’était pas celui de Jaan Stepulov ?
Les deux inspecteurs de la brigade des crimes de haine de cette ville, sont d’origine étrangère -Zigic de Pologne et Ferreira du Portugal. Ils savent qu’elle est la condition des immigrés clandestins dans cette région en pleine crise économique, prêts à travailler dans n’importe quelles conditions, ne revendiquant jamais par crainte d’être virés, voire tués. Si Ferreira est un peu brouillonne et expéditive, Zigic est un têtu qui ne lâche pas l’affaire, même quand la piste est très brouillée ou carrément tordue.

Dans sa présentation du recueil de nouvelles "Boston noir", Dennis Lehanne explique que ce qui définit le roman noir, ce n’est pas "des salopards qui font des saloperies à d’autres salopards, en une sorte d’opéra pour parc de mobil homes", mais "des personnages qui se cassent la gueule en descendant du trottoir". Si le roman d’Eva Dolan est un polar, c’est surtout et vraiment un roman noir. Elle aurait pu se contenter de dénoncer l’exploitation des immigrés dans le système capitalisme mondialisé. Elle va plus loin, elle s’approche au plus près de l’horreur en montrant une forme de l’esclavagiste moderne, celui des "gangmasters" transformés en "consultants en recrutement", fournissant à des entrepreneurs sans scrupules des immigrés clandestins qu’ils emmènent dans des chantiers, qu’ils font travailler comme les nègres jadis dans les plantations, avant de les ramener aux gangmasters qui les logent, les rackettent, les surveillent et les nourrissent à minima. Eva Dolan raconte tout ceci de façon détaillée, documentaire, sans pathos, nous laissant éprouver du dégoût et/ou de la colère face à tant de mépris de la vie humaine. Français, nous connaissons Calais qui n’est déjà pas beau, maintenant nous savons ce qu’il peut y avoir après, qui ne l’est pas du tout. .
Et pour en rajouter encore un peu, elle laisse affleurer le racisme ambiant des Anglais qui s’estiment être envahis par ces étrangers, qui ne se sentent plus chez eux. Mais nous connaissons ceci aussi chez nous…
Il y a des moments forts et émouvants dans ce roman, comme celui où le Chinois donne une cigarette à un de ses camarades de chantier, nouant ainsi une amitié qui durera au-delà de la mort, avant d’être brutalisé puis jeté dans le béton liquide.

À l’évidence, Evan Dolan possède une bonne connaissance du sujet explosif qu’elle raconte sans tenter de nous faire pleurer, sans forcer le trait, dans un polar qui satisfait à toutes les règles de l’art : policiers différents qui attirent la sympathie du lecteur, personnages qu’on n’aimerait ne jamais rencontrer, enquête difficile au point d’être improbable, intrigue solide jusqu’aux dernières pages, rythme soutenu, fausses pistes en nombre suffisant… Et pour la face noire : critique sociale et politique implacable.

Conseillé par (Libraire)
6 février 2018

"Les Huit Montagnes" est un beau roman d’apprentissage, une histoire d’amitié, une histoire d’amour de la montagne.
Pietro est un enfant de Milan qu’à l’été son père emmène à la montagne. Il y fait la connaissance de Bruno qui lui fait voir les bois, les torrents, la nature de la montagne. Ils se lient naturellement d’amitié. La mère de Pietro reste au chalet et noue quelques relations de voisinage. Son père, un solitaire, l’emmène en montagne, au-delà de la forêt, sur les glaciers, vers les refuges et les sommets malgré son mal des hauteurs. Parfois, il emmène aussi Bruno.
Plus tard, après la mort de son père, Pietro revient, retrouve Bruno qui abandonne son métier de maçon pour s’installer avec Lara dans un alpage de moyenne montagne. Pietro mène sa vie ailleurs sans cesser de revenir dès qu’il le peut au village de Grana, de monter vite retrouver Bruno et de gravir les sommets environnants. Pietro a connu l’Himalaya où il réalise des documentaires pour des missions humanitaires, mais il reste attaché à cette montagne. C’est par fidélité envers la mémoire et de la vie de son père qu’il revient sans cesse à Grana.
Paolo Cognetti signe un magnifique hommage à l’amitié qui lie deux enfants et qui, plus tard, révélera sa force indestructible. Il décrit simplement la relation complexe du fils avec un père taiseux et fou amoureux de sa montagne. Il dit avec combien on peut aimer la montagne et avoir le besoin de la retrouver. Il en décrit avec une grande justesse la beauté, le calme, la pudeur, le silence, la sauvagerie, la puissance. En Bruno, il montre la dignité du montagnard qui choisit de vivre dans la frugalité pour rester en montagne.
Une montagne qui est, chez Cognetti, une nature indomptable, une philosophie, un univers de vie.

Conseillé par (Libraire)
5 février 2018

Nous sommes en Biélorussie dans les années 1990. La narratrice dit que "ma mère dit que j’ai appris à nager avant d’apprendre à marcher", "dans l’eau je me sens en confiance". À Minsk, les hommes qui l’entourent sont majoritairement atteints de dipsomanie. Est-ce pour fuir l’alcoolisme que son père s’est embarqué sur un voilier avec deux marins ? En Turquie, le voilier est ancré dans une crique. La tempête fait rage. Les hommes décident de gagner la rive à la nage alors que le bateau se disloque. "On retrouvera des parties lourdes dans les profondeurs, l’eau est transparente, des parties légères sont rejetées sur la sable". Les deux marins sont sauvés. "Mon père n’est ni sur le sable, ni en profondeur", "il a disparu la nuit du 7 novembre 1995". La narratrice était alors âgée de onze ans.
Des années plus tard, elle tente de recomposer cette époque. Ses souvenirs sont disparates, morcelés, incomplets. Elle en scrute chaque détail pour tenter de savoir ce qu’est devenu son père avec qui elle n’a pas "eu de dernière rencontre". Elle raconte l’impossibilité de faire le deuil de ce père disparu dont elle ne se résout pas à décider s’il est mort où s’il se cache quelque part et qu’il pourrait réapparaître. Comment peut-elle se dire "l’indicible" ? Pour elle, "cette mort n’a jamais été vraie".
Elle revisite son histoire, mélangeant des souvenirs réels et imaginaires. Elle construit à son père un autre destin qui soit plus soutenable, qui lui permette de continuer à vivre debout, et aussi qui dise combien ce père était un homme unique, qui "n’arrivait pas à vivre comme les autres hommes".
Ce premier roman est une autobiographie inspirée de la disparition tragique du père d’Aliona Gloukhova. C’est un roman très juste sur le deuil impossible, le souvenir du père, écrit avec un joli talent littéraire.

Conseillé par (Libraire)
1 février 2018

Ce roman commence par plusieurs pages d’un catalogue relatant l’actualité de la fin du 20e siècle et du début du 21e, définissant la génération de la narratrice : « Je suis de la génération qui ne peut accueillir toute la misère du monde » … « qui vivra plus mal que ses parents »… C’est plutôt désespérant !

Son ami de toujours et pour toujours, Mad, d’origine malienne, la supplie de l’épouser parce qu’il veut rester en France, devenir Français. Va donc pour un mariage blanc.
Les chapitres se suivent, alternant l’enfance et l’adolescence et le présent de la préparation de ce mariage. Alice -le personnage, pas l’auteure, même si elle porte le même prénom et a le même âge- revit ainsi tout son passé avec sa famille, son Papamaman, leurs bagarres, leurs longues discussions, leurs révoltes, leurs engagements, leurs découvertes du racisme lorsqu’elle entend le mot « bougnoule » qu’elle rapporte à la maison.
Au milieu de nombreux récits de ce genre, le roman trouve son originalité dans le regard affûté que l’héroïne pose sur le monde qu’elle découvre, qu’elle tente de comprendre et qu’avec Mad et son amie l’Arabesque, elle veut changer.

La belle et rebelle écriture d’Alice Zeniter s’habille de divers styles. l’histoire s’inscrit dans un temps bien délimité par de nombreuses références à l’actualité. L’auteure raconte comment la Grande Histoire du Racisme se distille dans la banale histoire du racisme ordinaire, quotidien.
La demande en mariage de Mad et le « oui, oui, oui » d’Alice sont une recherche d’identité. Elle a vécu une période de « quête d’algérisation » mais elle est Française et elle offre sa nationalité à son ami. Plus que le don d’une identité, c’est un enracinement qui se crée de par leur volonté affirmée. On est bien loin du droit du sang…
Dans ce roman, Alice est une jeune fille débordante de vie, souvent loufoque, joyeuse et, en même temps, grave et consciente de ses actes et de l’état de la société. L’écriture d’Alice Zeniter est à son image, impatiente, rapide, échevelée, fine, très fine. Le roman est plein de bons sentiments et de rage à peine contenue tant est grand l’offense raciste. Certains détesteront, d’autres -comme moi- aimeront beaucoup et se réjouiront de cette lecture !

« Jusque dans nos bras » évoque un fragment d’un couplet de la Marseillaise : « Ils viennent jusque dans nos bras / égorger nos fils et nos compagnes ». Faut-il les craindre au point de fermer nos frontières ?